Cela faisait des semaines que Jaewon ne s’était pas autorisé la compagnie d’un autre survivant afin de créer une alliance éphémère le temps de retrouver de quoi manger en quantité satisfaisante. Depuis l’incident avec le jeune homme qui lui avait volé son sac, il se disait que commençait alors la période où l’on ne pouvait plus faire confiance à personne. Il parcourait Séoul de long en large sans oser s’éloigner de trop, pourtant aujourd’hui, exténué, les nerfs à vif et surtout la forte envie de se laver l’avaient poussé à s’aventurer plus loin. Il avait pénétré dans une forêt à la recherche d’un point d’eau convenable et pas aussi en vue que la rivière Han pouvait l’être. Il avait bien entendu cherché des produits de beauté avant de se lancer dans sa quête. Un coup d’œil à sa montre lui indiqua qu’il marchait depuis bientôt trois heures. Mais cela n’avait pas été en vain parce qu’il trouva un lac bien caché aussi bien par des buissons que par des arbres. Après avoir posé ses affaires, il se força à faire une ronde de manière à vérifier qu’il n’y avait aucun danger autour. Il s’assit au sol et offrit à ses jambes endolories de vivifiants massages avant de s’emparer de tout le nécessaire à sa douche. Sincèrement, il sentait tellement mauvais, un mélange de crasse, de sang et de sueur qu’il en avait du mal à se supporter lui-même. Sa peau s’était pratiquement entièrement refermée au niveau de son doigt manquant, au moins il n’avait aucune complication concernant son amputation. C’était le plus important à ses yeux. Il se déshabilla entièrement, claquant légèrement des dents en sentant la brise sur sa peau et poussa un léger cri étouffé en mettant les pieds dans l’eau. Froid. Froid mais son unique chance de s’offrir un réel retour à l’hygiène. Il se força et plongea tout son corps dans l’eau, sauf sa main bandée. Ce n’est qu’une fois habitué à la température de l’eau qu’il entama de se laver vigoureusement jusqu’à se sentir pleinement propre.

Voilà quelque chose à quoi Jaewon n’avait pas fait attention : l’arbalète sur la rive. Peut-être parce qu’il ne s’était pas attendu à se retrouver à partager ce bain improvisé avec un autre survivant ? Lorsqu’une voix retentit il manqua de pousser un cri, son cœur faisant un bon dans sa poitrine. Il se recroquevilla pour profiter du peu d’intimité qu’il lui restait à présent. Ses joues se colorèrent légèrement en constatant qu’il s’agissait de Bai lin, le garçon le plus doué de son cours d’arts martiaux de l’époque. Et dire qu’il était membre de son fan-club et qu’il fallait que l’apocalypse arrive pour qu’ils partagent plus qu’un simple bonjour. « Je crois que je n’aimerais pas d’autre compagnie. » Bien évidemment, il remarqua tout de suite le double sens offert à ses mots mais il feint le contraire. « Désolé de m’immiscer dans ton… bain ? Je pensais être seul. » Dit-il en passant sa main bandée dans ses cheveux humides.

Jaewon resta silencieux mais indiqua d’un signe de tête qu’il était lui aussi soulagé de se retrouver face à quelqu’un de bien vivant et qui ne cherchait ni à le voler, ni à le tuer de surcroît. C’est avec un sourire compréhensif ainsi qu’un très court rire qu’il s’approcha du chinois puis lui tendit le flacon de shampoing. « Bien sûr, demandé si poliment je ne peux pas refuser. » Après lui avoir confié le produit, il entreprit de terminer de se laver tout en cherchant une autre façon de maintenir la conversation. Il pouvait enfin parler à quelqu’un d’autre qu’à lui-même après des semaines qu’il devait en profiter. C’était tellement agréable de sentir la folie quitter son corps petit à petit, comme si elle venait de la crasse qui laissait une trainée derrière lui. Après un bref coup d’œil aux environs il se lança. « Tu voyages seul ? »

Bailin ne souriait pas et cela aurait certainement dû faire fuir Jaewon mais ce ne fût pas le cas, peut-être parce qu’il l’avait déjà vu sourire auparavant dans le lycée ou même en cours d’arts martiaux lorsqu’il était félicité. Il replongea son regard dans celui de son interlocuteur en l’écoutant répondre à sa question, bon, il était déjà en groupe. Jaewon sentit alors retomber tout le courage qu’il essayait de réunir afin de lui proposer de rester ensemble, c’était stupide. Alors que lui faisait d’ores et déjà confiance au jeune chinois, lui n’avait même pas l’air de le reconnaître, et quelque part son ego en fût heurté parce qu’il n’était pas habitué à cela. « Non, je suis seul. » Finit-il par dire simplement avant de se rapprocher encore de manière à récupérer son shampoing, puis il se plongea entièrement dans l’eau du lac avant de ressortir quelques mètres plus loin au bord de la rive. « Pour trouver du shampoing, va dans les hôtels abandonnés ça marche à tous les coups. »

Jaewon afficha un rictus aux paroles ironique du jeune homme, qu’est-ce qu’il ne donnerait pas pour retrouver le matelas de sa chambre de temps en temps et ne plus dormir à même le sol. En fait, juste dormir tout court, ça lui ferait du bien. Il ne releva pas en s’asseyant au bord de la rive, sa pudeur le rattrapant un peu alors que visiblement il n’avait désormais plus rien à cacher. Il passa sa main dans ses cheveux afin de les essorer un peu. Le regard de Bailin sur sa main le mit finalement mal à l’aise. C’était la première fois qu’on lui posait la question depuis l’incident et il avait un peu honte. « Altercation avec ma petite amie-zombie, j’y ai perdu un doigt. » Alors qu’il disait cela, de forts tremblements secouèrent son corps. L’émotion.

« Mhm. » se contenta-t-il de répondre avant de s’accroupir de façon à prendre la serviette qu’il avait pris le soin d’emmener après son passage rapide dans cet hôtel. Il s’en entoura maladroitement, ne retenant pas un petit sursaut à ses paroles avant de rire un peu jaune. « Ah bon ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ? » D’un côté, il ne trouvait pas cette réponse surprenante, c’était surtout la franchise de ce dernier qui l’avait un peu secoué. « Je ne nie pas trouver certains garçons à mon goût non plus. Et toi? Jamais t'as frissonné pour une fille ? » Questionna-t-il sans se soucier du manque de tact non plus. Bailin n’avait jamais caché ses préférences après tout.

Après avoir terminé de se sécher, Jaewon passa un à un ses vêtements et la sensation de froid disparaissant progressivement. Il ne put s’empêcher de sourire un peu en apprenant qu’il n’y avait vraiment que les hommes qui ne le laissaient pas indifférent, pourtant cela était futile puisque Bailin ne disait pas pour autant qu’il lui plaisait. « Je pense que plus personne n’en a rien à faire d’avec qui tu couches tant que t’es pas prêt à leur sauter dessus pour leur sucer le cerveau. Cette apocalypse n’a pas que de mauvais côtés il faut croire. » Il haussa les épaules puis entreprit d’organiser un peu son sac avant de le fermer. « J’aimerais juste que ça s’arrête un jour. »

La dureté des mots de Bailin le stoppa net alors qu’il s’acharnait sur la fermeture endommagée de son sac. Il n’y avait pas que ça d’ailleurs, sa conviction aussi le fit frissonner. Ses yeux se posèrent sur le jeune homme qu’il écoutait philosopher à voix haute, c’en était effrayant. Alors d’après lui, ils passeraient leur vie à lutter justement pour rester dans ce monde et maître d’eux-mêmes ? Rapidement, Jaewon sentait son courage l’abandonner. A quoi bon lutter dans ce cas ? N’était-il pas plus simple d’abandonner, de se laisser attraper par ces créatures ou simplement se suicider ? Il jeta un coup d’œil au lac. Pourquoi n’allait-il pas simplement s’y noyer ? « Y a rien, après la mort. La mort c’est la mort. C’est la fin de tout, y a que les cons pour espérer autre chose. » A nouveau, il lia leurs regards avant de tirer un coup sec sur la fermeture. « C’est pour ça que c’est si effrayant. Tu penses que ça ne s’arrêtera jamais ? Tu penses que c’est partout pareil ? Pourquoi est-ce qu’on s’obstine alors ? » Son ton n'avait rien d'agressif, il était même plutôt neutre.

Jaewon jeta son sac sur son dos puis s’étira une dernière fois en regardant son vis-à-vis observer un arbre. Y avait-il laissé des marques pour retrouver son chemin comme un petit poucet des temps modernes ? C’est vrai que maintenant qu’il était là il réalisa qu’il était perdu, il avait été complètement obsédé par l’envie de se laver. « Tu as raison. » Exprima-t-il d’une voix légèrement étranglée par la peur de la mort qui le faisait sombrer de temps à autres dans la folie. Bien que fils de riches, lui aussi devait posséder cet instinct de survie pour être encore vivant même après s’être fait mordre, presque arraché un doigt finalement. L’heure du suicide n’avait pas encore sonné, il lui restait du temps, peut-être assez pour trouver une solution. C’est avec prudence qu’il s’approcha en prenant soin de ne créer aucun contact physique puis qu’il murmura. « Qu’est-ce que tu regardes ? »

« Oh. » C’est intelligent, certainement plus encore que ce qu’il avait cru en premier lieu. Il n’y avait jamais prêté attention alors que des indications sont toujours intéressantes dans ce genre de moment. Il n’avait d’ailleurs jamais pensé à en laisser lui-même. Etait-ce là une preuve d’égoïsme ? « Tant pis pour cette fois alors, mais j’y penserais pour les prochaines fois. » Dit-il alors que ses yeux se posèrent sur le cœur gravé dans le bois. Il avait toujours trouvé ce genre de pratique ridicule et cela pouvait se comprendre juste à l’expression de son visage. Encore une fois, il sentit les yeux ébène du plus jeune sur lui puis s’accorda quelques secondes de réflexion suite à sa question. « Je ne sais pas encore. Je vais certainement retourner sur Séoul puis je me déciderai une fois sur pla— » La proposition qui venait de lui être faite l’arrêta. Il en était heureux, presque flatté. Il venait donc de lui faire bonne impression ? Ou peut-être juste de l’apitoyer. Il ne savait pas et s’en fichait en fait pas mal. « Dix ans ? Je ne savais pas qu’il y avait encore des survivants de cet âge-là. Vous êtes combien pour la protéger ? » Puis, avec un léger sourire il lui saisit le poignet tout en montrant son acceptation. « Tu me guides ? »

Cela faisait longtemps pour lui aussi, le contact humain. En fait il n’avait touché personne depuis le jour de l’épidémie jusqu’à maintenant, il était à l’aise et il avait confiance avec Bailin. L’attirance physique forte qu’il ressentait à son égard y était certainement pour quelque chose, alors de le sentir dégager son poignet avec une telle virulence le perturba légèrement. C’est sans pouvoir se contrôler que ses joues se colorèrent d’un rose léger. De la honte. Il baissa les yeux, ne voulant pas croiser son regard tant que la gêne serait présente. « Je te suis. » Il lui emboita le pas derechef, ses yeux scrutant les alentours de temps à autre. « De vraies armes du style de ton arbalète, non. J’ai juste les deux clubs de golf que j’avais sur moi le jour j, puis un couteau. Pas très impressionnant et parfois handicapant sauf lorsqu'il s'agit de fendre des crânes. Je sais mieux me servir de mon corps que d’armes. » Quant à savoir comment il avait survécu jusque-là, Jaewon se disait juste qu’il avait de la chance.

C’est vrai que maintenant qu’il soulignait ses propos, ça sonnait drôlement bizarre. S’il n’avait pas le résidu de la gêne occasionnée un peu plus tôt, il aurait peut-être rit mais pour cette fois il se contenta d’hausser les épaules bien que Bailin ne fût pas en position pour le voir. Tout comme Jaewon n’avait pas vu le très rapide sourire qui avait étendu les lèvres du chinois quelques secondes plus tôt. « C’est donc pour ça qu’on entend plus autant d’armes à feu qu’au début. » Pensa-t-il tout haut, prenant soin de se déplacer aussi discrètement qu’il le pouvait, mais certainement moins que lui. Bailin donnait l’impression d’être un ninja entraîné pour survivre aux attaques de ce genre, il connaissait un tas de choses que lui ignorait : une véritable encyclopédie de la survie. C’était sûrement le prolongement de sa chance qui l’avait mis sur sa route. A la nouvelle remarque, il émit un rire légèrement sarcastique. « Oui de ce côté-là, j’ai pas tellement besoin de conseils. Je ne vais pas retenter de retenir la tronche d’une créature avec ma main, j’tiens pas à m’amputer d’un second doigt moi-même. » Il avait sur le coup, ressenti le besoin de confier qu’il ne lui avait pas été arraché mais qu’il avait pris cette décision tout seul. Et dieu sait qu’il y tenait, à ses mains.

Dans le détail ? Comment est-ce qu’il pouvait raconter ça sans avoir l’air ridicule ? « Je me suis retrouvé au sol. Tout est arrivé très vite, elle s’est jetée sur moi et elle n’avait plus rien à voir avec avant au niveau de la force. J’avais vu ce que causaient les morsures alors franchement j’essayais de lui échapper mais j’ai eu le réflexe débile de retenir son visage de ma main ? Elle a eu le temps de presque me casser le doigt entre ses dents avant que je ne réussisse à attraper quelque chose pour la frapper. Puis j’ai donc vu l’état de mon doigt, j’ai compris que je n’avais pas d’autre choix si je voulais continuer à vivre. Je m’estime heureux de ne pas avoir été mordu ailleurs, c’est vrai. J’aurais pu perdre une main ? » Il continuait de le suivre tout en lui racontant sans le lâcher du regard. Sa nouvelle question ne le surpris même pas, mais c’était sympa de sa part de demander. Il ne retint pas un léger sourire à l’énonciation de son nom. Voilà une chose qu’il avait retenue de lui finalement. « Tu as bonne mémoire. Je m’appelle Jaewon. Toi c’est Bailin, n’est-ce pas ? Je ne pense pas que ça soit possible de l’oublier. » Surtout pas pour lui, membre du fanclub. Mais chut, il n’allait pas le dire.